Bêta promène un regard grave sur ses camarades Alpha et Epsilon. Le jeune homme à la mine habituellement enjouée arbore aujourd’hui un air sérieux. « J’ai une révélation à vous faire, commence-t-il en fronçant les sourcils. Il y a longtemps de cela, à l’époque de la Vieille Terre, un de mes aïeux – il s’appelait Wolfgang Ster – a été condamné pour un vol. Il a été accusé d’avoir dérobé le codex Leicester de Leonard de Vinci, un livre unique, qui était à l’époque le plus cher du monde. L’incunable n’a jamais été retrouvé, mon aïeul a toujours nié, mais il a été reconnu coupable sur la base d’un test ADN (au grand désespoir de sa femme, Mona). Et aujourd’hui, je pense avoir les informations nécessaires pour le réhabiliter. »
Alpha et Epsilon échangent un regard prudent. « Peux-tu nous en dire plus ? » demande enfin Epsilon. Beta ne se fait pas prier.
« Le voleur a laissé une trace d’ADN sur la vitrine qu’il a brisée pour perpétrer son forfait. À l’époque, les analyses ADN se faisaient en comparant un certain nombre de séquences particulières – les locus. Si l’on considère un locus précis, 7,5 % de la population environ partage une même valeur pour ce locus. Avec treize locus considérés, dont les valeurs sont toutes indépendantes, il n’existerait donc qu’une chance sur quatre cent mille milliards que deux individus différents (hormis des vrais jumeaux) aient le même profil. C’est pourquoi les comparaisons se faisaient sur l’analyse de treize locus.
– Une chance sur quatre cent mille milliards, ça ne fait pas beaucoup, admet Alpha. Surtout ramené à la population mondiale, qui devait être d’environ dix milliards d’êtres humains à l’époque.
– Dans mon affaire, poursuit Bêta, l’ADN retrouvé sur le lieu du crime était assez dégradé et seules les valeurs de huit locus ont pu être mesurées. Il s’avère que c’est sur la base de ces huit valeurs communes que mon aïeul a été arrêté et condamné. »
Léonard de Vinci garde son mystère
Alpha réfléchit un instant. « La proportion de la population qui possède une configuration donnée de huit locus reste très faible, puisqu’il s’agit de (7,5 %)8, soit une personne sur un milliard. Je ne vois pas en quoi cela te permet d’avoir un doute raisonnable sur la culpabilité de ton ancêtre.
– Justement ! s’exclame Bêta. Il y a un truc qui cloche ! En faisant quelques recherches, je suis tombé sur une étude réalisée sur l’ADN de cent mille individus différents. Eh bien, figure-toi qu’il y avait pas moins de six mille quatre cent cinquante paires d’individus avec huit locus en commun… Suffisant pour jeter le doute sur la fiabilité de la méthode utilisée pour condamner Wolfgang, tu ne crois pas ? »
L’argument semble avoir ébranlé Alpha, mais Epsilon secoue la tête.
« Il n’y a aucune contradiction dans tout cela, affirme-t-elle. Et contrairement aux apparences, cette étude ne donne aucune information supplémentaire sur les chances qu’avait ton aïeul d’avoir commis ce délit. »
Et vous, cher lecteur, en êtes-vous convaincu ?
« En revanche, ajoute-t-elle, sur la base des seules informations que tu nous as communiquées pour le moment, et en supposant que la Vieille Terre s’adonnait à une pratique assez particulière (ce que je ne crois pas), Wolfgang Ster n’avait en fait pas beaucoup de chances d’être coupable… »
À quelle pratique songe Epsilon, et sauriez-vous expliquer sa remarque ?
« Hmpf, grogne Bêta, Wolfgang était un collectionneur reconnu de vieux livres et son ADN avait été prélevé auparavant dans le cadre d’une affaire similaire. J’imagine que ces informations complémentaires ruinent ses chances de pouvoir être réhabilité. »
Il hausse les épaules avant de conclure : « Finalement, il ne me déplaît pas de penser que le fameux codex de Léonard repose peut-être quelque part dans mon grenier ! »