Les travaux de Cauchy qui fondent l’analyse complexe datent grosso modo de la période 1814-1831. En 1814, il présente son Mémoire sur les intégrales définies (qui fait près de 200 pages !), sujet qui l’anime jusqu’à ses deux Mémoires de Turin présentés en 1831.
Bien qu’il ait utilisé ces résultats dans des travaux ultérieurs, il n’apporte pas d’autres contributions substantielles à cette théorie avant 1849. Les premiers travaux de Cauchy sont particulièrement intéressants car ils s’insèrent dans une lignée de calculs et de questionnements sur la légitimité de ces calculs.
L’équation de Cauchy-Riemann avant l’heure
Dans un mémoire de 1740 sur l’intégration, Alexis Clairaut avait démontré que, P et Q étant des polynômes, la forme différentielle * P(x, y) dx + Q(x, y) dy est exacte si la dérivée de P selon la variable x est égale à la dérivée de Q selon la variable y (un résultat obtenu au même moment par Euler sans que Clairaut n’en ait eu connaissance).
(* Entre autres choses, une forme différentielle peut être un moyen d’associer un nombre à une courbe, à l’aide d’un procédé relevant de l’intégration. Une forme différentielle est dite exacte (on disait « complète » à l’époque de Clairaut) si, en un sens précis, le nombre associé à une courbe ne dépend que de ses points de départ et d’arrivée.)
Trois ans plus tard, dans sa Théorie de la figure de la Terre (1743), Clairaut aboutissait à l’idée que c’était là une condition nécessaire et suffisante. Mais en 1768, dans Sur l’équilibre des fluides, d’Alembert avait donné un contre-exemple à ce qu’avait cru Clairaut.
Alexis Clairaut (1713-1765).
Il parvint à préciser les choses en obtenant la condition nécessaire et suffisante comme indiqué par Clairaut, mais aussi doivent être vérifiées.
D’ailleurs, dès 1752, dans un mémoire de d’Alembert sur la résistance des fluides, on trouvait une première formulation de ces conditions, qui seront appelées équations de Cauchy-Riemann au siècle suivant. On trouvait également des formulations équivalentes chez Euler et Lagrange. En somme, l’idée était dans l’air.
Jean le Rond d’Alembert (1717-1783).
Pourtant, ce n’est pas ce résultat qui influence directement Cauchy dans son travail mais plutôt la manière dont d’Alembert l’avait obtenu. En effet, pour simplifier ses calculs, Cauchy introduit des changements de variables où il fait apparaître la quantité imaginaire Or cette idée d’introduire des quantités complexes n’est pas tout à fait nouvelle : d’Alembert l’avait déjà fait dans ses Réflexions sur la cause générale des vents (1747), et cela se faisait également concernant l’étude des cordes vibrantes.
La technique de la substitution
Tout part, comme pour d’Alembert, de simplifications de calculs ‒ en l’occuence, d’intégrales ‒ grâce à l’introduction de quantités imaginaires (voir encadré ci-dessous). Il s’agit d’une technique que Johann Bernoulli utilisait déjà, suivi par Euler et Laplace, ce dernier l’ayant utilisé en 1782 puis, après une période où il semble l’avoir négligée, plus régulièrement à partir de 1809 et son Mémoire sur divers points d’analyse.
La substitution imaginaire
L’idée d’utiliser des nombres complexes pour calculer des intégrales a été utilisée dès 1702 par Johann Bernoulli. Laplace s’en sert aussi pour calculer les intégrales
et
En utilisant le fait que e x i est égal à cos(x) + sin(x)i, il écrit que :
En posant x = i t 1/(1– a) puis en identifiant les parties réelles et imaginaires
il obtient que
et
où k est une constante.
Ainsi, les intégrales réelles I et J sont des quantités réelles mais obtenues relativement facilement grâce aux simplifications de calculs que permet l’introduction de quantités imaginaires.
Laplace commençait la troisième section de ce texte, intitulée « Sur le passage réciproque des résultats réels aux résultats imaginaires », en faisant remarquer que lorsque les résultats sont exprimés en fonction de variables, la généralité de la notation couvre à la fois les cas réels et imaginaires. Il donnait comme exemple la représentation exponentielle des fonctions trigonométriques. Il ajoutait ensuite avoir démontré dans son article de 1782, Mémoire sur les approximations des formules qui sont fonctions de très grands nombres, que l’on peut également utiliser ce passage du réel à l’imaginaire lorsque les résultats sont exprimés en fonction de paramètres constants, pour calculer la valeur de certaines intégrales qu’il serait difficile d’obtenir d’une autre manière.
Besoin de clarification
En 1811, Siméon Denis Poisson publie un texte relativement court, Sur les intégrales définies, dans lequel il commente ainsi les calculs de son devancier : « M. Laplace a donné des intégrales définies de différentes formules qui contiennent des sinus ou des cosinus. Il les a déduites des intégrales des exponentielles, par une sorte d’induction fondée sur le passage des quantités réelles aux imaginaires. »
La critique peut sembler légère mais elle est bien là : « par une sorte d’induction », c’est-à-dire par un tour de passe-passe où la rigueur mathématique est loin d’être évidente. Rien, en effet, ne justifie qu’on puisse introduire des quantités complexes dans des intégrales, cela n’a peut-être strictement aucun sens et n’est qu’une illusion due à la commodité d’écriture.
En 1813, dans son Mémoire sur les intégrales définies, le même Poisson enfonce le clou : « Ces formules sont dues à Euler, qui les a trouvées par une sorte d’induction fondée sur le passage des quantités réelles aux imaginaires ; induction qu’on peut bien employer comme un moyen de découverte, mais dont les résultats ont besoin d’être confirmés par des méthodes directes et rigoureuses. » Cette fois, donc, la critique est plus ferme : il serait bon de vérifier par des méthodes normales chaque résultat obtenu par la substitution imaginaire.
Laplace entend la critique au point d’écrire lui-même en 1814, dans son Essai philosophique sur les probabilités : « On peut donc considérer ces passages comme un moyen de découverte, pareil à l’induction et à l’analyse, employées longtemps par les géomètres, d’abord avec une extrême réserve, ensuite avec une entière confiance, un grand nombre d’exemples en ayant justifié l’emploi. Cependant il est toujours nécessaire de confirmer par des démonstrations directes les résultats obtenus par ces divers moyens. »
L’intervention de Cauchy
C’est dans ce contexte que Cauchy, probablement sollicité par Laplace, en vient à étudier la question. Les contributions de Cauchy au développement de la théorie des fonctions complexes débutent ainsi par son long mémoire de 1814 sur les intégrales définies. Présenté à l’Académie des sciences le 22 août 1814, au lendemain du vingt-cinquième anniversaire de Cauchy, ce mémoire est examiné par Legendre et Lacroix, qui recommandent sa publication. Malheureusement, les remous politiques de l’époque ont pour conséquence une réorganisation institutionnelle et un immense retard dans les publications, qui font que ce mémoire ne paraît qu’en 1827.
Cauchy lui-même résume donc certains de ses travaux sur le sujet avant la publication de son mémoire, dont l’intention est clairement affirmée dès l’introduction : « J’ai conçu l’espoir d’établir le passage du réel à l’imaginaire sur une analyse directe et rigoureuse. »
En 1821, dans l’introduction à son Analyse algébrique, Cauchy insiste sur le fait que toute équation complexe doit être considérée comme représentant en réalité deux équations sur des quantités réelles (voir encadré ci-dessous).
C’est pour lui une manière d’essayer de convaincre de la légitimité d’introduire des substitutions imaginaires, réduisant en quelque sorte celles-ci à des systèmes d’équations réelles pour mieux les faire accepter. Cauchy se positionne ainsi en arbitre entre Poisson et Laplace.
Au début du XIXe siècle, on peut encore se méfier de l’algèbre. La légitimité des quantités imaginaires n’est pas tout à fait acquise et fait parfois courir à leurs utilisateurs le risque de faire des mathématiques hors-sol.
"Quant aux méthodes, j’ai cherché à leur donner toute la rigueur
qu’on exige en géométrie, de manière à ne jamais recourir aux raisons tirées
de la généralité de l’algèbre. Les raisons de cette espèce, quoique assez communément admises, surtout dans le passage des séries convergentes
aux séries divergentes, et des quantités réelles aux expressions imaginaires,
ne peuvent être considérées, ce me semble, que comme des inductions
propres à faire pressentir quelquefois la vérité, mais qui s’accordent peu
avec l’exactitude si vantée des sciences mathématiques.
On doit même observer qu’elles tendent à faire attribuer
aux formules algébriques une étendue indéfinie, tandis que, dans la réalité,
la plupart de ces formules subsistent uniquement sous certaines conditions,
et pour certaines valeurs des quantités qu’elles renferment.
En déterminant ces conditions et ces valeurs, et en fixant d’une manière précise
le sens des notations dont je me sers, je fais disparaitre toute incertitude ;
et alors les différentes formules ne présentent plus que des relations
entre les quantités réelles, relations qu’il est toujours facile de vérifier
par la substitution des nombres aux quantités elles-mêmes.
II est vrai que, pour rester constamment fidèle à ces principes,
je me suis vu forcé d’admettre plusieurs propositions qui paraitront
peut-être un peu dures au premier abord. Par exemple, j’énonce [...] qu’une équation imaginaire est seulement la représentation symbolique
de deux équations entre quantités réelles […]."
Cauchy, Cours d’analyse (première partie : analyse algébrique), 1821.
références
•
Cauchy and the Creation of Complex Function Theory. Frank Smithies,
Cambridge University Press, 1997.
•
La résolution des équations aux dérivées partielles dans les Opuscules mathématiques
de D’Alembert (1761-1783). Alexandre Guilbaud et Guillaume Jouve,
Revue d’histoire des mathématiques, tome 15, fascicule 1, 2009.