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Presque tout est normal


François Lavallou

En s'intéressant à la répartition des décimales d'un nombre, on définit les nombre "normaux".

 

 

Dans le système décimal, le développement d’un nombre rationnel est caractérisé par des décimales en nombre fini ou périodiques à partir d’un certain rang, comme
 . Quant à lui, le nombre irrationnel    possède une infinité de décimales, sans logique apparente.

Si tous les chiffres d’un nombre écrit en base 10 sont équirépartis, c’est-à-dire apparaissent en moyenne une fois sur dix, le mathématicien Émile Borel, l’un des pères des probabilités, parle de nombre simplement normal en base 10. Plus généralement, si les séquences de k chiffres, pour tout k, apparaissent en moyenne une fois sur 10k, on parle de nombre normal en base 10. Un nombre normal en toute base est dit absolument normal ou, tout simplement, normal.

Émile Borel a démontré en 1909 que les nombres réels qui ne possèdent pas cette propriété, tout en étant une infinité non dénombrable, sont « de mesure nulle ». D’où ce qualificatif de « normal », puisque « presque tous » les nombres réels le sont. On arrive à l’apparente contradiction que la probabilité est nulle de tirer au sort un nombre « non normal », alors qu’ils sont en nombre infini !

 

 

Émile Borel (1871‒1956).

 

 

Le b.a.-ba à Babel

 

Les « très grands » nombres ont intéressé bien des mathématiciens. Gottfried Wilhelm Leibniz se demande en 1715 si, en notant en détail la vie de chacun d’entre nous, heure par heure, le nombre fini de combinaisons des caractères ne fera pas qu’un « temps arrivera où les mêmes vies individuelles revivront, point par point, les mêmes évènements ».

Cette recherche combinatoire est naturellement liée aux nombres univers, tels que toute séquence finie de chiffres apparaît dans leurs décimales, sans contrainte de fréquence (voir article « À la recherche de l'univers »). L’idée que cette forme primitive d’un nombre normal cache, quelque part dans l’infinité de ses décimales, toute pensée énonçable en a fait un thème récurrent en littérature.

 

 

Kurd Lasswitz (1848‒1910).

 

Ainsi, le père de la science-fiction allemande, le mathématicien et physicien Kurd Lasswitz, envisage, dans sa nouvelle Die Universalbibliothek (« La Bibliothèque universelle », Ostdeutsche Allgemeine Zeitung, décembre 1904), toutes les combinaisons possibles d’un alphabet primitif par un procédé mécanique pour obtenir exactement l’ensemble des œuvres, passées et futures, jamais écrites. Cette idée est reprise par Jorge Luis Borges dans sa kafkaïenne Bibliothèque de Babel (Sur, 1941) et par sa version biologique : le « paradoxe du singe savant », selon lequel un singe qui tape, indéfiniment et au hasard, sur un clavier pourra presque sûrement écrire un texte donné.

Nombreuses sont donc les illustrations du danger de confondre un « grand nombre sans limite » avec l’infini, et réciproquement. Comme le soulignait Pascal, l’infini, hors de nos sens, n’a de réalité que virtuel.

 

 

Des amples exemples exempts

 

Un nombre rationnel peut être simplement normal en base 10, comme le rationnel  , mais ne l’est pas en base 100 puisque les nombres de deux chiffres ne sont pas équirépartis (ils ne sont que dix sur les cent possibles).

Des nombres comme celui de Champernowne (voir article « À la recherche de l'univers »), dont le développement décimal est composé des nombres entiers écrits à la suite des uns des autres, est, par construction, normal en base 10, mais on ne sait pas s’il l’est dans d’autres bases.

Il est, en fait, très difficile de statuer sur la normalité d’un nombre, malgré sa quasi universalité. Des arguments numériques font penser que π et e sont normaux, mais on ne sait même pas démontrer qu’ils le sont en base 10. Et pourtant, peut-être peut-on lire, dans l’infinité de leurs décimales, la preuve de leur normalité au sens habituel du terme ?