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À la recherche de l’univers


Guy Porthault

Quelquefois, une notion relativement simple à définir nous entraîne dans un monde que l’on n’ose imaginer et où notre bon sens peine à se retrouver. C’est le cas avec les nombres univers, qui restent aujourd’hui aussi insaisissables que fascinants.

Dans La Bibliothèque de Babel, nouvelle de l’écrivain argentin Jorge Luis Borges publiée en français pour la première fois en 1951 dans le recueil Fictions (Gallimard), l’auteur décrit une bibliothèque de taille gigantesque contenant tous les livres ayant été écrits depuis les débuts de l’humanité. Enfin, presque…

 

Jorge Francisco Isidoro Luis Borges Acevedo (1899‒1986).

 

De manière similaire, un nombre univers (en base 10) est un nombre réel dans le développement décimal duquel, derrière la virgule, on peut trouver n’importe quelle succession de chiffres de longueur finie. Cette notion s’étend à toutes les bases de numération.

Ce terme de « nombre univers » semble avoir été introduit par Jean-Paul Delahaye, bien connu des lecteurs de Tangente, dans son article Les Nombres Univers (Pour la Science 225, juillet 1996), la littérature anglo-saxonne utilisant plutôt les dénominations rich number ou disjunctive number.

 

Les nombres rationnels, c’est-à-dire les fractions d’entiers, ont un développement décimal fini (comme 1/2 = 0,5) ou illimité mais périodique à partir d’un certain rang (comme 3/14 = 0,2142857142857… où, à partir de la deuxième décimale, on trouve la période 142857). En conséquence, ils ne peuvent pas être des nombres univers.

 

La constante de Champernowne

Le nombre univers le plus connu est certainement la constante de Champernowne C10, imaginée par le statisticien britannique David Champernowne (1912‒2000) alors qu’il était encore étudiant à Cambridge. Elle est obtenue en concaténant successivement, après le zéro et la virgule, tous les entiers naturels non nuls écrits en base 10 en ordre croissant :

C10 = 0,1234567891011121314151617…

 

Par construction, ce nombre contient, une infinité de fois, toutes les séquences de chiffres de longueur finie. Ainsi, par exemple, la séquence 411 apparaît lorsque le nombre 411 est écrit la première fois, mais aussi dans la succession des deux nombres 114 et 115 (« 114115 »), mais aussi dès l’apparition de 4110, 4111, 4112… De par sa construction, il est même normal en base 10 (voir article « Presque tout est normal »). On ne sait pas pour les autres bases.

Tôt ou tard, vous verrez apparaître une date de naissance quelconque écrite sous forme d’une séquence de huit chiffres. Par exemple, celle de Champernowne (09071912) apparaîtra dès l’écriture du nombre 9 071 912 si l’on néglige le premier zéro, ou lors de l’apparition de 109 071 912 si l’on exige la présence de ce premier zéro. Si vous préférez, vous pourrez aussi trouver votre propre numéro de sécurité sociale (de treize ou quinze chiffres avec la clé).

En outre, si vous codez n’importe quel livre en remplaçant chaque caractère par un entier, par exemple en utilisant un code (ASCII, Unicode…), l’ouvrage entier apparaîtra à partir d’une certaine position dans les décimales !

Vous pouvez même coder toutes les œuvres musicales ou filmées (puisqu’elles sont déjà codées en numérique sous forme d’une suite de 1 et de 0) et elles apparaîtront elles aussi, de même que le film de votre vie, et toutes ses variantes ! De là provient la dénomination de « nombre univers ».

 

On s’est très vite mis en quête d’autres nombres possédant ces caractéristiques. Les plus étonnants sont construits de la même façon, par exemple en concaténant successivement les nombres pairs. Ainsi, on obtient :

CPAIRS = 0,2468101214161820222426…

 

La démonstration que c’est un nombre univers n’est pas beaucoup plus compliquée ; évidemment, tout nombre pair y apparaît, mais aussi n’importe quel nombre impair ! Il suffit d’ajouter un zéro, par exemple, à un nombre impair pour le transformer en nombre pair. Ainsi 411 y apparaîtra puisque 4110 y figure.

Plus étonnant est le nombre construit avec la suite des nombres premiers :

CPREMIERS = 0,235711131719232931…

 

Ce nombre est appelé constante de Copeland‒Erdős. Le mathématicien américain Arthur Herbert Copeland (1898‒1970) et son célèbre homologue hongrois Paul Erdős (1913‒1996) ont en effet démontré en 1946 qu’il s’agissait d’un nombre normal en base 10 (voir article « Presque tout est normal »), et donc d’un nombre univers.

On peut citer aussi le nombre de Copeland, qui est, au contraire, constitué avec la suite des nombres composés :

CCOMPOSÉS = 0,46891012141516182021222425…

 

Dans son ouvrage L’Intelligence et le Calcul, Jean-Paul Delahaye évoque la « robustesse » des nombres univers. En effet, si dans un nombre univers on change un nombre fini de chiffres dans le développement décimal, le résultat restera un nombre univers. Ainsi, si dans la constante de Champernowne on supprime la séquence 411 qui se trouve entre 410 et 412, ce 411 apparaîtra néanmoins dans toutes les séquences suivantes. Si l’on supprime, un milliard, dix milliards, cent milliards de ces séquences, il restera toujours les suivantes, ce qui est évidemment dû au caractère infini du développement décimal. On peut donc ainsi obtenir un nombre infini de nombres univers !

Encore mieux, ces nombres univers résistent même à des changements infinis se raréfiant à l’infini. Ainsi, si l’on modifie les chiffres du développement décimal en position 1, 4, 9, 16… (les carrés des entiers naturels), ou 1, 2, 4, 8, 16, 32… (les puissances de 2), ou même 2, 3, 5, 7, 11, 13… (les nombres premiers), les nombres résultant de ces opérations resteront des nombres univers !

Par contre, il est impossible de munir l’ensemble des nombres univers d’une structure algébrique : la somme de deux tels nombres n’est pas obligatoirement un nombre univers ! 

Si x est un nombre univers quelconque, soit y le nombre obtenu en prenant pour k ième décimale le complémentaire à 9 de la k ième décimale de x. La somme x + y a alors pour partie décimale (derrière la virgule) 99999999… ; ce n’est évidemment pas un nombre univers.

 

Presque que des nombres univers !

Curieusement, étant donné un nombre irrationnel donné, on sait rarement établir rigoureusement qu’il s’agit d’un nombre univers. Pourtant, en 1909, le mathématicien et homme politique français Émile Borel a démontré que « presque tous » les nombres réels sont normaux (voir article « Presque tout est normal ») en toute base. Et comme les nombres normaux sont des nombres univers particuliers, cela en fait beaucoup !

 

Mais il existe, bien sûr, des nombres univers qui ne sont pas normaux. C’est le cas par exemple en base 10 du nombre 0,102030405060708090100011001200… obtenu, à partir de la constante de Champernowne, en intercalant k chiffres « 0 » après chaque entier de k chiffres. La fréquence des chiffres « 0 » est alors bien supérieure à celle des autres chiffres.

 

Si certains nombres transcendants sont des nombres univers, comme C10, d’autres ne le sont pas, comme la constante de Liouville (voir article « En être, ou pas... »). Par contre, on ne connaît pas de nombre univers non transcendant, même si l’on conjecture que tout irrationnel algébrique est normal, donc est un nombre univers, et cela en toute base !

 

De plus, on ne sait toujours pas si des nombres courants, comme ou π, sont des nombres univers. On ne peut donc pas savoir si le développement décimal de π contient les œuvres complètes de Jorge Luis Borges, dont la nouvelle Le Livre de sable (El libro de arena, Alianza Editorial, 1977) fait référence à un livre contenant lui-même un nombre infini de pages « parce que ni le livre ni le sable n’ont de début ni de fin »


références

Les nombres univers. Jean-Paul Delahaye, Pour la Science 225, juillet 1996.
L’intelligence et le calcul. Jean-Paul Delahaye, Belin‒Pour la Science, 2002.
Les nombres. Bibliothèque Tangente 33, 2019.