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La quête infinie des décimales


Jean-Jacques Dupas

Tout visiteur du Palais de la découverte ne peut qu’être fasciné par la succession des décimales de π dans la rotonde qui lui est dédiée. Les décimales semblent se suivre sans ordre apparent. Elles sont pourtant le résultat d’un calcul !

Comment passe-t-on de la simple définition où le nombre π est le rapport entre le périmètre du cercle et son diamètre à la danse de ses décimales ? La réponse va dépendre de l’époque où on se pose la question !

Tout élève de primaire qui a dessiné une rosace sait que, pour obtenir un hexagone, il suffit sur un cercle de reporter son rayon R. Cette simple observation est peut-être à l’origine du goût de certains pour la géométrie.

De là, on déduit que le périmètre est « un peu plus grand » que six fois le rayon, soit une première valeur de π, à savoir 3, avec zéro décimale.

 

 

 

Au début, avec la géométrie

 

Cette constatation, les Babyloniens l’avaient déjà faite dans une tablette cunéiforme de plus de 4000 ans ! Ils avaient même obtenu bien mieux (voir en page 10) 

 

en évaluant la valeur de π à   (dans la suite de cet article, les décimales incorrectes seront en rouge). 

 

Polygones à douze, vingt-quatre, quarante-huit et quatre-vingt-seize côtés.

 

Les Égyptiens, eux, dans le fameux papyrus de Rhind, utilisent un octogone irrégulier et arrivent à l’approximation   soit 3,16.

 

Le progrès remarquable de la connaissance de π est dû au grand Archimède de Syracuse, au IIIe siècle avant notre ère. Selon son résultat, traduit dans notre langage actuel, il considère un cercle de rayon 1 et l’encadre par deux polygones à 3 × 2n côtés : le cercle est inscrit dans le premier polygone de demi-périmètre an et est circonscrit au second, de demi-périmètre b. Pour = 1,    et b1 = 3.

Des considérations géométriques permettent de déterminer les formules de récurrence suivantes :

Cela permet de calculer des encadrements de π, sachant que bn < π < an :

On rappelle qu’Archimède ne connaît ni les notations algébriques, ni nos nombres décimaux, ni la trigonométrie. De plus, il doit calculer des racines carrées ; nous ne savons toujours pas aujourd’hui comment il procédait pour les obtenir. On peut seulement remarquer que les résultats de racines carrées qu’il reproduit dans ses textes sont plus précis que ceux donnés dans les siècles suivants par Héron d’Alexandrie et par Théon d’Alexandrie ! Le résultat d’Archimède correspondant à n = 5, à savoir    est donc prodigieux.

 

Archimède de Syracuse (vers ‒287 ; ‒212).

 

Mais ce qui est vraiment fascinant dans le travail d’Archimède c’est que, pour la première fois, nous avons un moyen d’obtenir autant de décimales que souhaité, à condition de savoir mener les calculs, qui deviennent de plus en plus longs et pénibles.

D’autres considérations géométriques et trigonométriques permettent d’obtenir :

C’est avec une relation de ce type qu’en Inde sera calculée la valeur approchée    soit 3,1416, de π.

 

Toujours avec le même type de relation, Al-Kashi (1380‒1429), astronome de Samarkand, calcule π avec quatorze décimales, en utilisant, sans le dire, un polygone à 3 × 228 côtés, c’est-à-dire en itérant vingt-sept fois l’opération ! Ce stupéfiant calcul montre toutefois les limites de la méthode d’Archimède. De nouvelles approches vont permettre d’aller plus loin.

 

 

 

De l’utilité du calcul de π

 

Depuis longtemps, on connaît π avec suffisamment de précision pour toutes les applications de la physique : une quinzaine de décimales suffisent ! En calculer plus n’a d’intérêt que pour éprouver les supercalculateurs et faire progresser les algorithmes. Car la recherche est toujours très active, comme en attestent les avancées récentes dans l’exécution des multiplications. On n’a jamais effectué des multiplications aussi efficacement que maintenant ! Ces progrès associés à ceux des autres algorithmes nous aident à connaître toujours plus de décimales, ce qui permet ensuite l’expérimentation sur π : est-ce un nombre univers (voir article « En être, ou pas... ») ou un nombre normal (voir En Bref « Presque tout est normal ») ? Existe-t-il des séquences particulières parmi les décimales ? En connaître plus permettra peut-être de lever le voile sur ces questions.

 

 

 

Et l’analyse arrive

 

Les progrès suivants vont être dus à l’utilisation de sommes infinies. L’une des premières qui seront employées est celle de Madhava de Sangamagrama (vers 1350‒1425). En termes modernes, elle s’exprime à partir de la formule
  
(Arctan étant la fonction réciproque de la fonction tangente sur l’intervalle   ). En prenant x = 1, on a :

Madhava de Sangamagrama calcule ainsi onze décimales de π. Cependant, la convergence de cette série est exécrable. On parle de convergence logarithmique : le nombre d’étapes pour obtenir une décimale supplémentaire augmente au fur et à mesure du calcul. Mais cette série n’a pas été transmise en Occident à l’époque.

En 1593, François Viète (1540‒1603) fournit le premier produit infini de l’Occident permettant d’obtenir exactement π :

La série de Madhava de Sangamagrama sera redécouverte par le mathématicien écossais James Gregory (1638‒1675). Celui-ci ne l’utilisera pas pour calculer π. De son côté, Leonhard Euler propose, au XVIIIe siècle :

Cette dernière formule parait plus compliquée que les précédentes. Cependant, dans la série de l’arctangente, plus x est « petit », plus la convergence est rapide. C’est ce fait qui sera exploité dans la célèbre formule de Machin.

 

 

La formule qui règnera deux siècles

 

Le mathématicien britannique John Machin (1680‒1751) obtient la relation suivante :

 

Elle lui permet de calculer les cent premières décimales de π en 1706 ! La formule de Machin converge assez rapidement : en moyenne, 1,4 chiffre est gagné à chaque itération.

 

 

La formule de Machin et les nombreuses formules du même type vont régner en maîtres sur le calcul des décimales de π pendant plus de deux cents ans.

 

Fredrik Carl Mülertz Størmer (1874‒1957).

 

Un jour qu’Euler avait une heure à perdre, il calcule vingt décimales de π avec la relation :

 

En 1794, le mathématicien slovène Jurij Bartolomej Vega (1754‒1802) calcule π avec cent vingt-trois décimales, en exploitant la formule :

Elle lui permet de détenir le record du nombre de décimales correctes calculées pendant une dizaine d’années !

En 1946, le dernier calcul à la main fut exécuté par un Britannique, Daniel Ferguson, à partir d’une formule obtenue en 1893 par son compatriote Sydney Luxton Loney :

 

 Il obtient ainsi six cent vingt décimales.

 

 

L’ère des machines

 

Avec une machine, c’est un peu plus facile. En 1973, Jean Guilloud et Martin Bouyer, du CEA (Commissariat à l’énergie atomique), calculent le premier million de décimales avec une formule due à Gauss :

 

La vérification est effectuée avec une autre formule, due au mathématicien norvégien Fredrik Carl Mülertz Størmer :

 

Le tout a été exécuté en une journée de calcul sur un super-ordinateur Cray. On pourrait d’ailleurs croire qu’avec l’avènement de l’informatique le progrès des records de calculs ne reflète que celui de la puissance de calcul des machines. Il n’en est rien !

L’introduction de nouvelles méthodes va, elle aussi, changer la donne. En premier lieu, l’informatique a été l’occasion de se reposer la question de l’efficacité des opérations traditionnelles comme la multiplication : l’utilisation de la transformée de Fourier discrète permet ainsi de diminuer considérablement le coût calculatoire des multiplications des grands nombres. Une deuxième source d’amélioration est l’utilisation de nouvelles formules beaucoup plus performantes, comme celles du mathématicien indien Srinivasa Ramanujan (1887‒1920), qui découvre par exemple en 1910 :

 

Publiée en 1914, elle offre la particularité de fournir huit décimales exactes à chaque terme supplémentaire. Autant dire que, malgré son apparente complexité, elle est d’une efficacité diabolique ! Dès le premier terme, on a déjà plus de décimales qu’avec les cent mille premiers termes de la série de Gregory… À sa publication, elle était cinq fois plus rapide que la plus rapide des séries connues à l’époque. D’ailleurs, elle ne sera prouvée par les frères Borwein que… dans les années 1980 ! Ralph William Gosper (né en 1943) l’utilisera en 1985 pour calculer dix-sept millions de décimales de π.

 

Avec la formule de Ramanujan.

 

Dans la même veine citons :

 

Cette formule a été découverte indépendamment par les frères Jonathan et Peter Borwein et les frères David et Gregory Chudnovsky. Elle a été utilisée par ces derniers en 1994 pour calculer quatre milliards de décimales de π et est connue sous le nom de série de Chudnovsky. Elle reste à ce jour la formule la plus efficace pour calculer des décimales de π.

 

 Avec la formule de Chudnovsky. 

 

Après l’introduction de ces nouvelles techniques qui permettent de calculer les premiers milliards de décimales, les améliorations vertigineuses suivantes sont surtout dues aux progrès des machines. Rapidement, Yasumasa Kanada et Daisuke Takahashi sont passés à six milliards de décimales en 1995, cinquante-cinq milliards en 1997, deux cents milliards en 1999. Yasumasa Kanada, avec une formule de type Machin, franchit les mille deux cents milliards en 2002, dix mille milliards en 2011. Aujourd’hui, on en est à plus de cent mille milliards de décimales connues ! Lorsqu’il s’agit d’utiliser π dans un calcul, les programmes s’appuient, depuis 2009, sur la série de Chudnovsky ; l’algorithme de Bellard ou de Bailey–Borwein–Plouffe est employé pour la vérification (voir encadré). La quête n’est pas terminée…

 

 

 

Accéder à une décimale donnée

 

De nouveaux algorithmes permettent de calculer des chiffres du développement en binaire ou en hexadécimal indépendamment des précédents chiffres. Ces algorithmes sont donc de nature profondément différente de ceux connus auparavant.

Déjà, les mathématiciens canadiens David Bailey, Peter Borwein et Simon Plouffe ont démontré la formule suivante :

 

Cette formule, issue de recherches menées avec le calcul formel, permet (non pas en base 10, mais en base 7) de calculer une décimale de π sans connaître les autres !

Le Français Fabrice Bellard propose la formule suivante, qui est plus efficace :

 

D’autres formules dérivées ont été proposées, par exemple par Daisuke Takahashi.

 

 

 


références

Le fascinant nombre π. Jean-Paul Delahaye, Pour la science‒Belin, 1997.
Autour du nombre π. Pierre Eymard, Jean-Pierre Lafon, Hermann, 2000.
À la poursuite de π. Jörg Arndt et Christoph Haenel, Vuibert, 2006.