Au départ, les pythagoriciens, école de mathématiques du VIe et Ve siècle avant notre ère fondée par Pythagore, pensaient que tous les nombres étaient rationnels. Ils s’aperçurent bien vite que le nombre d’or, qui apparaissait dans leur symbole, le pentacle, ne l’était pas. Puis ils découvrirent que ne l’était pas non plus. Ces deux découvertes provoquèrent un énorme scandale : le « tout est nombre » (c’est-à-dire nombre entier ou fraction), base de la philosophie pythagoricienne, s’écroulait ! Mais la boîte de Pandore était ouverte : des irrationnels, il y en a, en fait, une infinité. Les Grecs se sont peut-être demandé si π l’était. A priori, ils n’ont pas su répondre à cette question car elle ne fut tranchée que bien plus tard.
Si, dans l’Antiquité, on savait déjà que certains nombres étaient irrationnels, cela ne prouve pas que cela soit facile de prouver l’irrationalité d’un nombre donné. La preuve en est qu’il faudra attendre 1978 pour que Roger Apéry démontre l’irrationalité du nombre (voir article « En route vers la transcendance »).
Un outil efficace
On utilise beaucoup les fractions continues pour étudier les nombres irrationnels. Cela consiste à les mettre sous la forme d’une suite de quotients
obtenus grâce à l’algorithme de division d’Euclide.
Si le nombre est rationnel, la suite est finie. Quand il est irrationnel, elle est infinie.
Par exemple,
ce que l’on écrit, de façon plus commode,
La barre sur le « 2 », signifiant la périodicité de 2, évite d’écrire
Cet exemple montre que l’on peut trouver une certaine régularité dans le développement d’un nombre irrationnel. En fait, tout nombre racine d’un polynôme de degré 2 à coefficients entiers possède un développement en fraction continue périodique à partir d’un certain rang. Mais cela n’a été démontré que beaucoup plus tard, en 1770, par Lagrange. La réciproque avait été démontrée auparavant par l’immense mathématicien suisse Leonhard Euler en 1748.
Joseph-Louis Lagrange (1736 ‒1813).
π est irrationnel
Ces résultats étant inconnus à l’époque, on avait quand même constaté que, pour π, il n’existait pas de périodicité, ce qui voulait dire que π était certainement « plus irrégulier » que
Voici le commencement de son développement en fraction continue :
Il s’écrit donc π = [3, 7, 15, 1, 292, 1, 1, 1, 2, 1, 3…].
Cela permet de calculer des réduites, c’est-à-dire des fractions qui donnent des valeurs approchées de π en négligeant les termes à partir d’un certain ordre. Les premières réduites de π sont
La valeur était connue des Babyloniens, n’a été connue en Occident qu’au XVIe siècle. Le développement en fraction continue de π ne semble pas s’arrêter, ni être périodique… mais cela ne prouve rien. Il faut attendre 1761 pour avoir la réponse (voir encadré).
L’irrationalité de π
Le mathématicien suisse Johann Lambert mettra fin au suspense régnant autour de l’irrationalité de π. Il montre que la fonction tangente peut s’écrire de la façon suivante :
Les dénominateurs 1, 3, 5, 7… sont de la forme 2j + 1, avec j entier.
Or, Lambert démontre que si, dans la fraction continue
on a l’inégalité |ai| < |bi| pour tout i à partir d’un certain rang k, alors cette fraction est irrationnelle.
En prenant la tangente en on a
Dans ce cas,
Si π était rationnel, alors le serait aussi.
Or,
En fait, cet argument est valable pour toutes les puissances pour n ≥ 1.
Le résultat précédent de Lambert implique alors que est irrationnel, ce qui est absurde puisque cette valeur est exactement égale à 1 ! Donc π est irrationnel.
Johann Heinrich Lambert (1728‒1777).
Est-il constructible ?
Une autre question s’est posée : π est-il constructible avec les outils classiques de la géométrie que sont la règle et le compas ? En effet, il existe de tels nombres, parmi ceux qui sont irrationnels, par exemple , que l’on peut construire comme diagonale d’un carré dont le côté est de longueur 1.
Alors qu’en est-il de π ? Sans rappeler la définition (voir article « Quand l'algèbre rencontre la géométrie »), on montre qu’un point est constructible à la règle et au compas si, et seulement si, ses coordonnées sont définissables par des racines carrées, éventuellement emboitées. Au XIXe siècle, on constate que certains nombres ne sont pas constructibles à la règle et au compas, comme ou
Au-delà, comme ensemble « plus gros » de nombres, il y a les nombres algébriques (voir article « De nouveaux nombres avec Richard Dedekind ») : pour ceux-là, il existe une équation à coefficients entiers dont ils sont racines. Par exemple, est algébrique puisqu’il est solution de l’équation x 2 ‒ 2 = 0. Tous les nombres constructibles à la règle et au compas sont algébriques, l’inverse n’étant pas vrai ; par exemple, n’est pas constructible mais il est algébrique, comme racine du polynôme x3 ‒ 2 = 0.
Comme souvent pour résoudre un problème, on le généralise. Si π n’est pas algébrique, nous pourrions répondre par la négative à sa constructibilité. Alors, en 1882, Ferdinand von Lindemann démontre que π n’est pas algébrique : il n’existe aucune équation à coefficients entiers dont il soit la solution. On dit alors qu’il est transcendant (voir article « En route vers la transcendance » ).
Lindemann s’inspire de la démonstration donnée, en 1873, pour le nombre e par Charles Hermite à l’aide de fractions continues généralisées.
Mais le cheminement, pour π, est bien plus complexe. En conséquence, π n’est pas constructible à la règle et au compas. La quadrature du cercle, c’est-à-dire la construction avec ces outils, en un nombre fini d’étapes, d’un carré de même aire qu’un disque donné, est impossible : c’est enfin démontré.
Comme on le voit, le nombre π semble indomptable : il n’est ni rationnel, ni constructible, ni algébrique ! L’intuition nous souffle que de tels nombres sont rares. Il n’en n’est rien : parmi les nombres réels, ce sont eux qui sont les plus nombreux ! Aujourd’hui, il reste encore beaucoup de questions sans réponses : par exemple, π est-il un nombre univers (voir article « À la recherche de l'univers ») ? La magie des mathématiques réside sans doute là.