Pourquoi des différences ?
Les raisons de ces divergences peuvent être pragmatiques : suivant l’exemple d’Euler, les matheux utilisent la lettre i pour noter la racine carrée de –1 alors que les physiciens ont choisi le j, la lettre i étant réservée à l’intensité électrique. Les premiers réservent le j pour noter la racine cubique de l’unité de partie imaginaire positive, soit
En revanche, les différences ont parfois des « racines » plus profondes et dénotent des divergences de conception des notions. Les mathématiciens trouvent alors les physiciens peu rigoureux, avec des notations qui cachent parfois des difficultés réelles ; au contraire, ces derniers pensent que les mathématiciens sont dans une abstraction inutile et qu’ils ne sont pas conscients de la réalité physique.
Noter la dérivée
Lorsque Newton a introduit la notion de fluxion, c’est-à-dire de dérivée (voir article "Les fluxions de Newton et le calcul infinitésimal"), il surmontait d’un point la fluxion de la quantité étudiée. Comme il s’inspirait de cinématique, la variable était (implicitement) le temps. Leibniz fait, lui, clairement fluctuer une variable y en fonction d’une autre variable x.
Il s’intéresse au quotient de la différence des y (notée dy ) par celle des x (notée dx) ; il note naturellement dy / dx. Lorsque dy et dx deviennent infiniment petits, ceci se transforme en nombre, par un processus un peu mystérieux à l’époque.
Il faut attendre Lagrange pour obtenir la « bonne » notation mathématique. Un siècle plus tard, il a parfaitement conscience de la notion de fonction et affirme en 1797 : « Nous appellerons la fonction fx, la fonction primitive, par rapport aux fonctions f’x, f’’x, etc. qui en dérivent, et nous appellerons celles-ci, fonctions dérivées, par rapport à celle-là. »
Cette écriture a été adoptée par les matheux alors que les physiciens ont conservé celle de Leibniz. Pour le mathématicien, nul besoin de préciser la variable de dérivation : elle est inhérente à la définition de la fonction. Le physicien note en fait un résultat physique plutôt qu’une fonction : celui-ci peut dépendre d’une variable y, elle-même fonction d’une autre variable x. Aussi distingue-t-il df / dy de df / dx.
Désigner le gradient
Le gradient est une invention britannique : l’astronome et mathématicien irlandais William Hamilton l’a introduit en 1853, via ses chers quaternions, nombres de dimension 4 avec lesquels il décrivait la géométrie de dimension 3. James Maxwell, celui des ondes électromagnétiques, autant physicien que matheux, l’a transformé en vecteur et a proposé de le noter par , un delta renversé, et de l’appeler atled (« delta » inversé). Prenant prétexte que ce symbole ressemble à une harpe phénicienne nommée nabla en grec ancien, Peter Tait, un physicien anglais, propose de donner ce nom à cet opérateur.
Mais le gradient, qu’est-ce au juste ? Prenons une partie U de l’espace (de dimension 2 ici), que l’on munit d’une base orthonormée Considérons une fonction f définie sur U et à valeurs scalaires ; on suppose que f possède des dérivées partielles au point (x, y ) de U.
Alors le vecteur s’appelle le gradient de f au point de coordonnées (x, y ). Il est dirigé dans la direction de plus grande variation différentielle de f en ce point. Ceci est une « définition de physicien ». Le reproche des matheux est de dire qu’elle dépend de la base choisie. En réalité, ce vecteur, parfois noté est le même quelle que soit la base orthonormée choisie. Pour le physicien, la structure euclidienne (les notions d’angle, de distance…) sont inhérentes à l’espace. Pour le matheux, l’espace est plus général ; il préfère définir la différentielle de f au point (x, y ) : c’est une forme linéaire, notée , et seule une structure euclidienne de l’espace permet de l’associer à un vecteur, en général noté , qui est l’unique vecteur vérifiant, pour tout vecteur Différence de conception et différence de notation : les physiciens, très attachés à la mélodie de la harpe phénicienne, notent ce que les mathématiciens écrivent