Abonnez-vous

L’intuition géniale de l’existence des trous noirs


Daniel Justens

La finitude de la vitesse de la lumière et sa nature corpusculaire ont conduit Laplace, par un raisonnement audacieux, à envisager l’existence de trous noirs, puis à se raviser. Même s’il ne pouvait à l’époque concevoir la nature duale de la lumière, il avait pourtant raison !

Le problème de déterminer la vitesse de la lumière a préoccupé les scientifiques depuis l’Antiquité. Dans son Discours concernant deux nouvelles sciences (publié à Leyde en 1638), Galilée fit le point sur le sujet en mettant en scène, avec beaucoup de pédagogie, le maître Sagredo et ses disciples dans un dialogue des plus intéressants (voir encadré) quant à la nature de la démarche scientifique.

 

Dialogue entre Sagredo et ses disciples

« Sagredo : Mais cette vitesse de la lumière, de quel genre et de quelle grandeur est-elle ? Est-elle instantanée ou a-t-elle, comme le mouvement d’autres corps, besoin de temps ? Ne pouvons-nous pas décider cette question par l’expérience ?

Simplicio : L’expérience journalière montre que la propagation de la lumière est instantanée ; car quand nous voyons tirer un coup de canon à distance, l’éclair atteint nos yeux sans le moindre intervalle de temps, tandis que le son arrive à notre oreille après un intervalle appréciable.

Sagredo : Bien, Simplicio, la seule chose que je puisse inférer de cette maigre expérience est que le son, en parvenant à nos oreilles, se déplace plus lentement que la lumière ; elle ne me renseigne pas si la propagation de la lumière est instantanée ou si, tout en étant extrêmement rapide, elle nécessite quand même un certain temps. »

(Galilée, Discours concernant deux nouvelles sciences, 1638.)

 

L’intuition de John Michell

L’idée de la finitude de la vitesse de la lumière s’est finalement imposée définitivement à tous à la fin du XVIIe siècle suite aux travaux de l’astronome danois Ole Christensen Rømer. Se concentrant sur les éclipses des satellites de Jupiter (en 1675), le savant remarque que les équations de Kepler conduisent à des prévisions légèrement différentes des observations. Il émet alors l’hypothèse que les décalages observés seraient dus aux positions relatives de la Terre, de Jupiter et du Soleil, en postulant une vitesse finie c, quoique fort grande, à la lumière. Ses conjectures, confirmées par plusieurs observations ultérieures, le conduisent à une première approximation de c, à savoir environ 220 000 km / s. Cette estimation sera affinée en 1728 par l’astronome britannique James Bradley (1693–1762), qui la porta à 301 000 km / s. La vitesse de la lumière est aujourd’hui connue avec grande précision : c = 299 792 458 m / s dans le système « MKS ».

 

       John Michell (1724–1793)

 

Ole Christensen Rømer (1644–1710)

 

Dans son traité d’optique datant de 1704, Newton a, de son côté, élaboré une théorie corpusculaire de la lumière. Cette hypothèse conduit le pasteur, géologue et astronome britannique John Michell, l’inventeur de la sismologie, à considérer que les particules lumineuses, si elles existent, doivent alors, elles aussi, être affectées par la gravité. La notion de « vitesse de libération » était déjà bien connue, depuis les travaux du même Newton. Dans un article au titre interminable, présenté à la Royal Society of London le 27 novembre 1783 et publié un an plus tard dans les Philosophical Transactions, Michell explique que les particules lumineuses ne pourraient s’échapper d’un corps suffisamment grand ayant la même densité que le Soleil :

« Si le demi-grand axe d’une sphère de même densité que le Soleil dépassait le rayon de celui-ci dans une proportion de 500 à 1, alors un corps tombant d’une hauteur infinie vers lui aurait acquis, à sa surface, une plus grande vitesse que celle de la lumière. […] En supposant que la lumière soit attirée par la même force en proportion de sa force d’inertie, comme d’autres corps,toute la lumière émise par un tel corps y retournerait par sa propre gravité. »

 

Buste d’Isaac Newton, par Henri Bouchard, 1923.

 

Les « trous noirs » du marquis

On ne sait si le marquis Pierre-Simon de Laplace eut, ou non, connaissance des travaux de Michell. Toujours est-il qu’il en vient aux mêmes conclusions que le savant britannique en 1796, conclusions qu’il inclut dans son ouvrage Exposition du système du monde (Livre V, chapitre VI, « Considérations sur le système du monde, et sur les progrès futurs de l’Astronomie »). Le savant explique :

« Il existe donc dans les espaces célestes, des corps obscurs aussi considérables, et peut-être en aussi grand nombre, que les étoiles. Un astre lumineux de la même densité que la Terre, dont le diamètre serait deux cent cinquante fois plus grand que celui du Soleil, ne laisserait, en vertu de son attraction, parvenir aucun de ses rayons jusqu’à nous. Il est donc possible que les plus grands corps lumineux de l’univers soient par cela même invisibles. »

 

Laplace s’exprime dans un langage nettement plus accessible que Michell. Son souci de vulgarisation est évident. Aussi, son point de vue est différent de celui du savant britannique, puisqu’il prend en compte la densité terrestre et non celle du Soleil, un peu moins grande. Cela explique la différence de rayon critique (aussi appelé aujourd’hui rayon de Schwarzschild) de ce qui n’est pas encore nommé un « trou noir » (appellation apparue en anglais sous la forme « black hole » dès 1968, puis en français quelques années plus tard). Ce rayon est inversement proportionnel à la racine carrée de la densité. Laplace précisera ses calculs dans un article au titre évocateur, La Preuve du théorème selon lequel la force attractive d’un corps pesant peut être assez grande pour que la lumière ne puisse s’en échapper, publié en 1799 dans les Allgemeine geographische Ephemeriden (Bd I).

Mais les choses en resteront là. Le triomphe de la théorie ondulatoire de la lumière, au début du XIXe siècle, va mettre un terme aux recherches du savant français. Dans son Traité de la lumière, datant de 1678, le physicien néerlandais Christian Huygens avait déjà défendu le point de vue ondulatoire, qu’il avait adopté du physicien français Ignace-Gaston Pardies (1636–1674). C’est l’expérience, en 1801, du médecin et physicien Thomas Young (1773–1829) qui fut déterminante. Faisant passer un faisceau de lumière au travers de fentes parallèles, le savant (qui fut aussi égyptologue !) observa la formation sur un écran de franges d’interférences, c’est-à-dire d’alternances de bandes éclairées et non-éclairées. Il en déduisit la nature ondulatoire de la lumière. Ce point de vue fut bientôt adopté par l’ensemble de la communauté scientifique. Lors de la troisième édition (1808) de son Système du monde, Laplace supprima toute référence aux astres invisibles.

 

Monument allégorique à Sir Isaac Newton. Giambattista Pittoni, 1729 (détail).

 

Alors, qu’en est-il réellement de la nature de la lumière ? Les physiciens admettent aujourd’hui que les objets physiques peuvent parfois présenter des propriétés ondulatoires et parfois des propriétés corpusculaires, en fonction des expériences réalisées. On parle de dualité onde‒corpuscule. C’est le cas de la lumière, qui se comporte à la fois comme une onde et comme un flux de particules, les photons. Le réel ne se contente pas nécessairement de représentations élémentaires !


références

On the means of discovering the distance, magnitude, of the fixed stars, in consequence of the diminution of the velocity of their light, in case such a diminution should be found to take place in any of them, and such other data should be procured from observations, as would be farther necessary for that purpose. John Michell, Philosophical Transactions, 1784.
Michell, Laplace and the origin of the black hole concept.. Colin Montgomery, Wayne Orchiston et Ian Whittingham, Journal of Astronomical History and Heritage. 12(2), 2009.