La forme d'une vie, 1924-2010, mémoires interrompus
Benoït Mandelbrot
Présentation
Benoît Mandelbrot, père de la géométrie fractale, était connu pour son exubérance et son indépendance d'esprit. Ses mémoires, publiés ici à titre posthume, sont le témoignage touchant d'un chercheur génial dont la vie ne fut rien de moins qu'un combat. De sa Pologne natale à la France de Vichy, il passe sa jeunesse à fuir le régime nazi et son existence est d'abord un exercice de survie; au sortir de la guerre, il se distingue au concours de l'Ecole normale supérieure, mais aussi à celui de Polytechnique, qu'il choisit contre l'avis de son oncle et mentor, le mathématicien Szolem Mandelbrot. Peu enclin à suivre les courants dominants, le jeune chercheur se lance à l'assaut du Nouveau Monde, où il conquiert l'estime des plus grandes universités ; mais, hétérodoxe par nature, il leur préfère aussitôt les institutions de recherche privées : Philips, et surtout IBM, qui lui permettront de développer une géométrie révolutionnaire, associant la beauté à une manière radicale d'exposer des lois régissant la rugosité, la turbulence et le chaos. Les travaux de Benoît Mandelbrot ont influencé les économistes, les physiologistes, les physiciens, même les artistes psychédéliques: tous lui doivent "d'avoir pu prendre un jour la mesure du chaos dans toute sa splendeur" (James Gleick).
Note de lecture Tangente
Le rêve képlérien de Mandelbrot
Ce n’était pas toujours aisé de travailler avec Benoît Mandelbrot, mais les interactions avec un génie sont toujours d’une grande salubrité intellectuelle.
Homme de contraste, il pouvait être intransigeant et autoritaire jusqu’à l’insupportable, puis d’une gentillesse et d’une générosité inégalée : il donnait l’impression que c’était, pour lui, la même chose, des facettes d’une personnalité qu’il fallait prendre telle quelle. Dire qu’il était original lui faisait plaisir. On pourrait croire que tous les originaux se ressemblent parce qu’ils le sont, mais Mandelbrot avait une originalité paradoxale qui transparait dans son livre : il adore son oncle, le mathématicien Szolem Mandelbrojt, mais déteste les mathématiques qu’il étudie ; il porte aux nues l’indépendance, mais accepte avec plaisir les prix et les honneurs ; il aime l’ambiance académique génératrice d’échanges, mais a travaillé la plus grande partie de sa vie dans la société privée IBM…
Dans son livre posthume, il regarde sa vie avec délectation, comme tous les auteurs de biographies. Il donne l’impression par ses retours sur le passé que sa vie picaresque, et dans une première partie très difficile, avait une sorte d’unité interne, la quête de son « rêve képlérien » qu’il a fini par trouver dans ce qu’il a dénommé (son amour des mots est proverbial) les « fractales ». Dans la multitude des rencontres mathématiques, intellectuelles et physiques, Mandelbrot trie ce qui amènera son triomphe.
Bien sûr, le processus de la découverte mathématique fascine. Il semble dû au hasard, mais l’étincelle n’allume le brasier que si le petit bois est bien en place. Son immense curiosité intellectuelle et sa volonté farouche d’expliquer géométriquement la nature ont amené ses avancées. Les fractales semblaient monstrueuses aux mathématiciens de la génération précédente. Toutefois, le génie de Mandelbrot a été de voir l’utilité de ces pathologies dans de nombreux domaines, des crues du Nil à la structure du ciel et aux différents avatars du mouvement brownien. Merci, Benoît Mandelbrot, d’avoir, avec des outils incongrus, soulevé un coin du voile qui recouvre la nature des choses, et de nous avoir exposé la genèse de vos découvertes.