Comprend-on différemment les mathématiques selon qu'on est fille ou garçon ? Si cette question ne trouve pas de réponse satisfaisante depuis des lustres, c'est que c'est un faux problème. Contes et mécomptes différentiels...
La première fois que la question m’a été posée, je n’ai rien trouvé à répondre. Puis j’ai trouvé pourquoi il n’y avait rien à répondre : parce que la question cache un faux problème. La question ? Celle qui au sein de ces “marronniers” que les enquêtes sur l’enseignement des mathématiques font périodiquement prospérer, m’est régulièrement posée : comprend-on différemment les mathématiques selon qu’on est fille ou garçon? Le faux problème? Etant donné l’exercice des mathématiques d’une part, et un cerveau d’autre part, analyser et quantifier les différences de performances selon que ce cerveau est logé dans une tête connectée à un sexe masculin ou féminin.
Emmy Noether (1882-1935), femme, mathématicienne et géniale !
Ce que les faux problèmes ont de remarquable, c’est leur longévité. Forcément. Puisque quand ils sont vrais, ou bien on finit par leur trouver une solution, ou bien on trouve qu’il n’y en a pas. Il ne faut donc pas confondre faux problème et problème sans solution. Mais ce qu’ils peuvent avoir de commun, c’est l’ignorance où se trouve celui ou celle qui continuent de les poser. Et de même que les quadrateurs qui ont longtemps survécu à la démonstration par Lindemann de la transcendance de π, tous ceux qui aimeraient scruter les différences de trajets empruntés par un concept selon qu’il se fraie un chemin dans des cellules grises de femme ou d’homme ne savent pas que ce n’est pas la peine de garder les yeux écarquillés. Il n’y a, de ce point de vue, rien à voir. Mais comme il faut cependant affronter les situations de réalité, et que la permanence du faux problème “pose problème” à son tour, est venu un moment où j’ai essayé de m’intéresser à la fameuse question, et par exemple de chercher dans mon trésor d’observations si quelque chose pourrait se dire qui sexualiserait la relation de mes élèves aux vecteurs, aux équations, aux fonctions, ou à la géométrie dans l’espace.
Incertitude sur Claude, Camille ou Dominique
Un rapide survol des notes déjà prises montrait que pour le passé, c’était raté. Je ne voyais pas bien ce qui, sur le papier, distinguait Vincent d’Élodie, ou Émilie de Guillaume. Quand à celles répertoriées Claude, Camille, ou Dominique, puisque comme toujours, c’est l’incertitude qui aiguise la curiosité, dans un premier temps elles parurent plus susceptibles de faire avancer les choses. Fille ou garçon ? À ne pas le savoir – ne plus le savoir, bien sûr, en raison du temps qui avait passé – il pouvait sembler pertinent de se demander si telle question témoignant au moins “d’intelligence”, au mieux de “dons”, portait la marque de ces fameuses différences postulées par la fameuse question. Partant de la simplification des fractions, qui m’avait amenée à évoquer la question de la densité des nombres premiers ? Qui donc m’avait demandé quelle relation entretenaient les décimaux avec l’écriture de “tout nombre” ? Qui m’avait contrainte au plaisir de dévoiler les relations surprenantes de la “résolubilité” des équations avec leur degré ? Qui m’avait obligée à chercher comment je pouvais donner une “idée” des géométries non-euclidiennes ? Qui, à partir de “a-plus-b-au-carré” semblait avoir été fasciné par le binôme de Newton ? Collégien ou collégienne ?
Ces interrogations angoissantes, aux réponses décevantes, parce que je ne trouvais rien, allaient m’encourager à scruter le présent. Mais continuant d’être prise dans cette passionnante entreprise qu’est la tentative de “faire” des mathématiques avec quiconque, je n’arrivais pas à fixer mon attention sur le sexe des questions, réponses, erreurs, dépits, découragements, ou bonheurs ; et mes bonnes intentions n’eurent pour maigre résultat que de me faire associer un f ou un g aux observations mettant en jeu des Claude, Camille ou Dominique. Décidément, et avec la meilleure bonne volonté du monde, vraiment, je n’arrivais pas à sexuer “l’activité mathématique”.
Marie Curie et Irène Curie. En 1890, lorsque Marie Curie s'inscrit à la Sorbonne, 210 jeunes filles seulement suivent les cours, sur un total de 9000 étudiants. Trois ans plus tard, les étudiantes ne sont plus que deux en physique et cinq en mathématiques. À la licence de mathématiques, Marie Curie obtient la deuxième place, et à celle de physique, la première, devant tous les garçons.
Le sexisme à l’envers
C’est à peu près en ce temps-là qu’une association féministe d’un pays francophone m’invita à un colloque intitulé : les femmes et l’enseignement des mathématiques : quelles différences ? J’avais, bien sûr, d’emblée, annoncé que des différences je n’en voyais pas. On me dit alors qu’on était tout de même intéressé·e par ce point de vue, et je préparai paisiblement mon intervention. Mais c’était compter sans les accidents du terrain. Quand certains journalistes qui avaient sans doute quelques comptes à régler avec les organisatrices se gaussèrent de ce qu’elles avaient invité une intervenante qui, en voulant à toute force nier qu’il y eût des différences entre les sexes, sapait toute l’entreprise, la confusion fut à son comble ; on me suggéra, au mieux, le divan du psychanalyste, au pire on me vit comme une ennemie. Ce qui n’était bien sûr pas le cas. Il faudrait être de mauvaise foi pour ne pas reconnaître le bien fondé de la plupart des combats féministes, auxquels je ne pouvais pas ne pas m’associer au moins de cœur et d’esprit, et les incontestables progrès qu’ils ont imposé dans nos sociétés. Mais faut-il pour autant se hasarder à des interpolations telles que « s’il y avait eu plus de femmes mathématiciennes, les mathématiques eussent été autres », et à des extrapolations telles que « puisque les mathématiques s’adressent à des garçons, élaborons une pédagogie de mathématiques pour filles », proposition qui trouva son apogée lorsque dans un débat une intervenante proposa de remplacer dans les énoncés de problèmes les “situations masculines” par des “situations féminines”, tricot ou couture exigeant aussi des règles de trois ? Remplacer un supposé “sexisme” par un autre, est-ce vraiment un combat qui a du sens ? N’est-ce point un formidable écran de fumée répandu sur, éventuellement, le peu de sens de ce qui était proposé à tout le monde, augmenté d’une formidable régression à vouloir singulariser les filles par du féminin ?
Je me souviens avoir lu un jour dans un hebdomadaire une “enquête” non sur le sexe, uniformément masculin, mais sur la sexualité des mathématiciens, évidemment entreprise dans le très honorable but de rechercher s’il y avait corrélation entre création mathématique et tempérament. L’auteur, à partir de révélations que la décence m’empêche de rapporter, avait fini par faire chou blanc, ayant trouvé diverses choses et leur contraire.
L’entreprise est pourtant significative, puisqu’elle suggère implicitement qu’une sexualité d’homme pourrait intervenir positivement dans le processus créateur de mathématiques, alors que tout au long de l’Histoire, il s’est affirmé le contraire pour une sexualité de femme. Car si on va par là, et il faut évidemment y aller, on reste saisi·e par les absurdités, les anathèmes proférés par les beaux esprits d’à peu près tous les temps, à propos des malheurs risquant de fondre sur une société qui donnerait à entendre aux filles ou aux femmes des savoirs en général et des sciences en particulier.
Pavage Hommes-Femmes de M. C. Escher
De Victor Duruy à Camille Sée
Quand en 1867 Victor Duruy essaie d’organiser l’enseignement secondaire des jeunes filles pour le soustraire à l’Église, il y laissera son ministère. En 1880, la loi Camille (g) Sée – prolongée par celle de 1881 et par l’arrêté de 1884 – instituera l’enseignement secondaire féminin. Notable progrès quand on pense qu’un siècle plus tôt, – celui des Lumières ! – un “révolutionnaire” pouvait écrire: « Considérant qu’apprendre à lire aux femmes est un hors-d’œuvre nuisible à leur éducation naturelle; que cette fleur d’innocence qui caractérise une vierge commence à perdre de son velouté, de sa fraîcheur du moment que l’art et la science y touchent, du moment qu’un maître en approche ; […] en conséquence la Raison veut : à l’homme l’épée et la plume ; à la femme l’aiguille et le fuseau. »
Progrès donc. Accompagné de fortes résistances : « Des lycées de jeunes filles ? Pourquoi pas des casernes de jeunes filles ? La jeune fille française, élevée dans la protection vigilante de la famille, avait été avec soin préservée de l’éducation garçonnière et des brutalités de la science. Elle grandissait dans cette poétique ignorance des mystères des choses. Et cette paix candide de jeune fille, cette délicieuse floraison de pudiques désirs, ces élans d’idéale bonté qui plus tard font l’amour de l’épouse, le dévouement de la femme et le sacrifice de la mère […] tout cela va disparaître ! […] On leur apprendra tout, même l’impureté. Elles n’auront même pas été vierges avant de devenir femmes. »
Ignorance “poétique”, candeur exquise, Camille Sée lui-même, peut-être pour se défendre de vouloir dynamiter les assises de la société confirme que ce n’est pas un préjugé, c’est la nature elle-même qui renferme les femmes dans le cercle de la famille : « il est de leur intérêt, du nôtre, de celui de la société entière, qu’elles demeurent au foyer domestique ; les écoles qu’il s’agit de fonder ont pour but, non de les arracher à leur vocation naturelle, mais de les rendre plus capables de remplir les devoirs d’épouse, de mère et de maîtresse de maison. » À quoi il ajoute, en latin : Virgines futuras vivorum matres republica docet (La République instruit les vierges, futures mères des hommes.)
On peut dès lors se dire que s’il est des questions sans réponse, – avec plus de femmes mathématiciennes, les mathématiques eussent été autres – en revanche comprendre pourquoi il y en a eu si peu est nettement plus facile. Il suffit de parcourir l’Histoire, de mesurer le si long temps durant lequel les jeunes filles ont été “protégées des brutalités de la science”, requises aussi vierges de corps que d’esprit, pour comprendre que chaque femme mathématicienne apparue dans l’Histoire est une sorte de miracle.
Les dix-sept pythagoriciennes
Dans l’Introduction de la Théorie des ensembles, Bourbaki semble faire “commencer” les mathématiques aux Grecs. Qui y a-t-il dans ces commencements? De Pythagore à Euclide, on trouve Anaxagore, Oenopide, Démocrite, et d’autres, jusqu’à Archytas, qui s’intéressa à la duplication du cube. Et des femmes ? Vous n’y pensez pas. Eh bien si. Dans une recension comportant les biographies de cinquante femmes de science de l’Antiquité à nos jours, on en trouve une. C’est Théanô, qui ne connaît pas comme Hypatie, les bonheurs d’une ligne ou deux dans les histoires des mathématiques, peut-être à cause de toutes les incertitudes qui pèsent sur ce qu’elle fut. Femme, ou fille, de Pythagore; mais le plus certain de ses titres de gloire est d’être une des dix-sept femmes admises dans la secte pythagoricienne. Car elles étaient dix-sept, pour deux cent dix-huit hommes. Petit 8 % qui a le double avantage, au présent de nous fournir un des premiers pourcentages de l’histoire, et au passé, de parler du féminisme de Pythagore, fort remarqué en son temps : pensez qu’il accordait aux femmes l’intelligence ! Ce qui, étant donné ce que leur réservaient les siècles futurs n’est pas peu de chose.
Une femme qui exerce son intelligence devient laide, folle et guenon. Qui a dit ça ? Mais, Proudhon, oui, oui, celui-là même qui a dit que la propriété c’est le vol, qu’on vénère comme “père du socialisme” ! Que dire alors quand c’est en mathématiques qu’une femme “exerce son intelligence” ! Alors que je n’étais qu’étudiante, moi présente, on m’épargnait, mais si j’évoquais une de mes camarades on se gaussait : je la vois comme si j’y étais. Ah bon, et comment ? Viriloïde. Mais encore ? Eh bien, du poil, de la moustache… Mais non, je vous assure ! Bûcheuse, alors… Pas particulièrement… Raisonneuse alors, emm…, très peu pour moi. Antinomie supposée donc entre mathématiques et féminité, fabriquée du dehors par l’Histoire, et qui n’a sans doute pas fini de propager ses effets dévastateurs dans la manière dont les femmes peuvent se penser.
De l’histoire des femmes à l’histoire de chaque femme
Et puis, aux différences entre les hommes et les femmes que l’Histoire a imposées, il faut ajouter celles que connaissent dans leur propre histoire garçons et filles. Il se trouve que pas plus que les milliers d’enseignants qui voient tous les matins s’en emplir leur classes, je ne crois avoir besoin d’une aide particulière pour distinguer les uns des autres, et ne pas voir, à peu près en fin de collège, le corps des unes brusquement prendre quelques années d’avance sur le corps des autres, entraînant bouleversements et transformations des comportements, de la vision de l’avenir et, pour ce qui nous occupe, de ce qu’il impliquera comme nécessité ou intérêt portés aux mathématiques. Si elles apparaissent comme un savoir sec, rebutant, impliquant de s’enfermer “hors la vie” qui, ailleurs, semble prometteuse de plaisirs ou de bonheurs immédiats, eh ben, c’est pas la peine : très peu pour moi.
Proudhon, encore lui, après avoir dit que la femme, inférieure devant l’homme, est une sorte de moyen terme entre l’homme et le singe, propose le rapport numérique 3:2 chaque fois que l’on en vient à comparer une qualité masculine à son équivalent féminin. Et puisque la société est constituée sur la combinaison de trois éléments, travail science, justice, la valeur totale de l’homme et de la femme, leur rapport et conséquemment leur part d’influence seront comme 3x3x3 est à 2x2x2 soit 27 à 8. Il est dommage que Proudhon ne soit pas plus exigeant sur le nombre d’éléments que requiert une société en bon état de marche; il eût pu faire tendre le rapport précédent vers zéro. Je propose qu’on pense à un autre rapport. Cela fait 2500 ans que s’élabore le savoir mathématique, et à peine 120 ans qu’on en “instruit” les jeunes filles. Ce qu’elles ont réussi à produire en ces 5 centièmes des temps historiques du savoir est plutôt encourageant.
Si on veut mieux, il faut vouloir mieux pour tout le monde. Repenser non les mathématiques, mais la manière de les enseigner, une manière qui prendrait en compte le sujet (g ?) ou la personne (f ?), façon un rien pompeuse de dire qu’en travaillant avec toutes les questions, réponses, erreurs, tous les dépits, découragements, ou bonheurs d’élèves que l’on “expose” aux mathématiques, on verrait qu’à part celles que l’on impose du dehors, et qui, heureusement, s’atténuent, eh bien, des différences, il n’y en a pas.