Les mathématiciens existent, tous les élèves de collège et de lycée en ont rencontré, même si les Thalès, Pythagore, Newton, Euler, Chasles... restent souvent des noms abstraits et ne renvoient qu'à des théorèmes ou à des formules. Mais les mathématiciennes ?
Si l’on consulte l’édition de 1980 en seize volumes du Dictionary of Scientific Biography (Charles Scribner’s sons, 1980), on trouve, dans les mathématiciens morts avant 1972, six noms de femmes sur près de mille entrées. Il s’agit de : Hypatie, Maria Gaetana Agnesi, Sophie Germain, Mary Somerville, Sofia Kovalevskaïa et Emmy Noether. Quelques nouveaux noms sont apparus dans l’édition de 2007 : Olga Oleinik, Olga Ladyjenskaïa, Julia Robinson, Ada Byron, Tatiana Ehrenfest et Grace Hopper. Ces mathématiciennes du XXe siècle sont célèbres, mais bien d’autres ont contribué de façon marquante à la construction des mathématiques. En explorant d’autres sources, par exemple le très fameux site Mac Tutor History of Mathematics (université de Saint Andrews, Écosse), on trouve environ cent trente noms de mathématiciennes, sur plus de trois mille cinq cents entrées. On mentionnera enfin, parmi d’autres ouvrages, la très récente publication du Dictionnaire universel des créatrices (Éditions des femmes, 2013), où les mathématiciennes trouvent leur « petite » place. De fait, jusqu’à la fin du XIXe siècle, peu de femmes ont laissé leur nom en mathématiques. Si l’histoire a donné ainsi une place infime aux mathémagiciennes, elles sont, fort heureusement, nombreuses aujourd’hui, malgré certains obstacles toujours présents.
Pourquoi cette quasi absence des femmes dans le domaine des mathématiques jusqu’à la fin du XIXe siècle ? La première explication qui vient à l’esprit est évidemment que les filles n’ont accès à l’enseignement supérieur que depuis à peu près un siècle seulement. Et si l’on prend l’exemple français, elles n’ont pu bénéficier d’un enseignement secondaire qu’à partir de 1880. Ajoutons que les programmes de mathématiques, en particulier, étaient très allégés par rapport à ceux des garçons. Il faudra attendre 1924 pour que les enseignements soient unifiés. La mathématicienne française Jacqueline Ferrand rappelait, lors du colloque « Mathématiques à venir » de 1987 :
« Elles furent admises comme professeurs dans les universités avant d’y être admises comme étudiantes. Mais il fallait que leur formation initiale soit assurée en dehors des voies régulièdes : beaucoup furent initiées à la science par leur père, leur mari, ou leur frère, les grandes dames de l’aristocratie pouvant seules avoir recours à des précepteurs de haut niveau. »
Oubliées ou non reconnues
L’histoire de ces femmes, qui n’ont souvent pu accéder aux mathématiques que dans l’adversité (comme Hypatie, la plus mythique, Sophie Germain, qui a tout de même laissé son nom à certains nombres premiers et apporté une contribution importante à la résolution du grand théorème de Fermat, ou Sofia Kovaleskaïa, première femme à obtenir un doctorat en mathématiques et première mathématicienne professionnelle), est devenue presque légendaire. Combien d’autres peut-être ont vu leur nom disparaître au profit du mari, du frère... ? Ainsi, dans le Dictionary of Scientific Biography, seul le nom de William Henry Young apparaît, quand il est certain que Grace Chisholm Young, son épouse, a au moins collaboré à leurs travaux (elle en est même sans doute l’auteure principale). Il est aussi étonnant qu’Alicia Boole-Stott, la mathématicienne de la quatrième dimension, n’y trouve pas non plus sa place. Pour se faire connaître, il faut pouvoir publier, et ce ne fut pas le moindre obstacle qui s’est dressé devant ces femmes. Les travaux d’Alicia, malgré (ou à cause de) son très célèbre nom, n’ont été redécouverts et appréciés que récemment.
De nombreuses mathématiciennes, malgré ces difficultés, ont contribué à la création de méthodes, de nouveaux objets, à l’invention ou à l’enrichissement de nouvelles théories, d’un langage propre à les traduire. Elles ont souvent été injustement oubliées ou non reconnues.
Ces pionnières offrent un modèle, une voie à suivre et aident aussi d’autres femmes à poursuivre leurs recherches. Ainsi, Charlotte Angas Scott a eu une influence considérable dans la part que prendront les femmes dans la communauté mathématique américaine au début du XXe siècle, et encouragera les Européennes en les accueillant à Bryn Mawr College (États-Unis). Ce lieu d’exception, créé en 1885, avait pour but d’offrir aux étudiantes un enseignement supérieur d’un niveau comparable à celui qui était offert aux jeunes gens. Autour de Charlotte Angas Scott se retrouveront Olive Hazlett, Marguerite Lehr, Anna Pell Wheeler, Virginia Ragsdale... On y trouve une vraie communauté mathématique, où se réfugie plus tard Emmy Noether dans son exil forcé au moment du nazisme, ainsi qu’Olga Taussky-Todd, avant qu’elle rejoigne Girton College à Cambridge (Grande-Bretagne).
La plupart de ces grandes mathématiciennes ont accordé une importance non négligeable à l’enseignement, aux méthodes pédagogiques, et bien sûr à l’éducation des filles. Aujourd’hui, dans de nombreux pays, les femmes mathématiciennes peuvent accéder aux grades les plus élevés. « Le développement de l’enseignement féminin, le bouleversement des préjugés, les modifications pro- fondes du genre de vie et du rôle assigné à la femme ces dernières années entraîneront sans doute une révision de la place tenue par elles dans les sciences », écrivait Marie-Louise Dubreil-Jacotin en 1948 (les Grands Courants de la pensée mathématique, Cahiers du sud). Pourtant, le nombre de filles choisissant cette voie n’augmente pas, voire, dans certains pays, la situation se dégrade.
Dans de nombreux pays occidentaux, en dépit de la haute qualité de leurs contributions aux mathématiques, les carrières des femmes se heurtent à des obstacles. Selon les régions du monde, le pourcentage de femmes travaillant dans le domaine des mathématiques est très variable, sans que cela soit vraiment lié à un continent, ou à un niveau de développement économique. Ce pourcentage est par exemple relativement important en Chine, et très faible au Japon. Certains pays d’Afrique, comme le Mozambique, comptent un nombre important de mathématiciennes, d’autres très peu. Pour analyser les raisons de cette faible proportion de femmes parmi les mathématiciens, mais aussi pour épauler leurs « paires », renforcer la solidarité, créer cette sorte de tradition intellectuelle qui existe dans la communauté des hommes mathématiciens et manque peut-être chez les femmes, de nombreuses associations de mathématiciennes ont vu le jour, comme Femmes et mathématiques (en France), European Women in Mathematics (en Europe), American Association for Women in Mathematics (aux États-Unis), International Organization For Women and Mathematics Education... D’un autre côté, les travaux des mathématiciennes, souvent de façon inconsciente, parce qu’on a du mal à lutter contre certains stéréotypes, peinent à être reconnus.
Une idée aussi est fort répandue dans les milieux mathématiques : que la créativité se manifeste plutôt lorsqu’on est encore jeune. Ainsi, la médaille Fields est attribuée à un chercheur pour ses travaux avant l’âge de 40 ans. Ceci ne joue pas en faveur des femmes. Aussi des prix spécifiques ont été créés, certains prestigieux, comme le Ruth Lyttle Satter Prize, destiné à encourager les femmes dans les sciences. Des mathématiciennes chinoises (comme Sun-Yung Alice Chang pour ses travaux en géométrie spectrale ou Lai-Sang Young pour son apport à l’étude des systèmes dynamiques), françaises (comme Bernadette Perrin-Riou pour son travail sur les fonctions L p-adiques et la théorie d’Iwasawa, Claire Voisin, spécialiste de géométrie algébrique, ou Laure Saint-Raymond, qui, pour ses travaux sur les limites hydrodynamiques de l’équation de Boltzman, a rejoint en 2013 Claire Voisin et Michèle Vergne à l’Académie des sciences), américaines (comme Ingrid Daubechies, d’origine belge, pour l’étude de la théorie des ondelettes), ont ainsi été honorées.
Les femmes commencent à se hisser au même rang que leurs collègues masculins. Claire Voisin est la première femme à avoir été honorée par le Clay Research Award, en 2008. Et si l’on considère par exemple les prix attribués par l’Académie des sciences en France, même si en mathématiques le nombre de femmes reste modeste, celles qui sont honorées sont particulièrement brillantes, et dans des domaines souvent très en pointe. Il en va ainsi de Colette Moeglin, Isabelle Gallagher ou Michèle Audin pour les années les plus récentes. Deux jeunes mathématiciennes, Sylvia Serfaty et Nalini Anantharaman, ont reçu récemment le très prestigieux prix Henri-Poincaré, qui honore des travaux en physique mathématique. Enfin, le moment très attendu est arrivé, en 2014, lorsque la mathématicienne iranienne, Maryam Mirzakhani a reçu la médaille Fields, la plus prestigieuse récompense en mathématiques. Enfin une femme accédait au plus haut niveau de reconnaissance ! Disparue trop tôt, en juillet 2017, elle aimait souligner qu’il n’y avait pas de domaine inaccessible aux femmes. Marc Tessier-Lavigne, président de Stanford, lui rendait ainsi hommage : « Maryam est partie trop tôt, mais son influence restera vivante à travers les milliers de femmes qu’elle a encouragées sur la voie des maths et des sciences ».